Ceux qui parlant d’utopie se sentent contraints d’ajouter « concrète » par peur d’être considérés comme des idéalistes déconnectés des réalités matérielles, historiques et sociales font peu de cas de l’étymologie. En grec, en effet, utopie vient de u et de topos et signifie ce qui n’a pas (u) de lieu (topos). Ce qui n’a pas encore de lieu de réalisation concrète comme Lamartine a voulu le signifier en disant qu’il s’agissait d’ « une vérité prématurée ». L’histoire des sociétés tant du point de vue social, politique, que scientifique et culturel lui donne raison.
N’était-il pas utopique, en 1788, de penser et de projeter que les hommes puissent naître libres et égaux, que l’esclavage puisse être aboli ? Condorcet mathématicien et philosophe était-il utopique en proposant une école laïque, gratuite et obligatoire ouverte aux filles comme aux garçons dont l’instruction devait se poursuivre tout au long de la vie. N’était-il pas utopique de rêver à des congés payés, en 1935 et de les conquérir l’année suivante, pour les femmes d’obtenir le droit de vote et l’égalité juridique avec leurs maris après avoir lutté pour le droit d’avorter. Utopiques sont, assurément, ceux qui pensent à l’instauration d’un revenu inconditionnel d’existence et au partage du travail, ceux qui, pour ne pas croire à la fée croissance qui résorberait considérablement et durablement le chômage de masse posent un regard critique sur le productivisme et l’épuisement des ressources de la planète.
Contre toutes ces utopies et bien d’autres encore se sont toujours élevés les défenseurs de l’ordre établi fondé sur les privilèges de la naissance, de la puissance et de la fortune …à quelques exceptions près. Ce sont bien souvent quelques-uns parmi ceux-là qui ont élaboré des utopies… qui ne sont pas par essence progressistes. Ainsi l’utopie « libérale » d’un marché qui s’autorégulerait, d’un capitalisme qui serait « moralisé » et de banques qui ne spéculeraient plus contre les peuples et les états, mais aussi celle d’une société sans classe (sans contradictions ?) et de lendemains qui chanteraient, inéluctablement… .
Ainsi, tous ceux qui s’en prennent si spontanément et violemment aux utopies sont ceux qui, refusant toute idée de transformation sociale, ne parviennent pas à imaginer que le monde puisse être autrement. Parce qu’ils ne peuvent pas ou refusent de sortir du cadre de référence qui les rattachent au passé, parce que, contre toute proposition qui remettrait en question leur conception du monde, leur façon de penser et leurs intérêts, ils regardent obstinément dans le rétroviseur, par ce qu’ils cultivent les vindictes personnelles et trop souvent la haine qui est à mettre au compte des passions tristes sur lesquelles rien d’intelligent et rien d’heureux ne peut-être construit politiquement et humainement.
Yann Le Pennec