Vu sur le site de Regards Par Roger Martelli 18 octobre 2010
Alors que la loi d’amnistie sociale proposée par le Front de gauche vient d’être renvoyée en commission par 95 députés, après un débat plus qu’houleux, nous avons jugé opportun de republier un article de Roger Martelli sur la désobéissance civile, parut en 2010. Ce texte est extrait d’une série de cinq articles sur ce sujet vous pouvez les retrouver en tapant "désobéir" dans le moteur de recherche de Regards.
Quand la désobéissance monte. La désobéissance n’est plus seulement le fait des faucheurs volontaires. Postiers, profs, électriciens ou simples citoyens résistent, individuellement ou collectivement. Retour, en 5 volets, sur une pratique ancienne qui fait soudainement irruption dans le débat politique.
La désobéissance civile s’impose pour faire face aux inégalités sociales et au retour à un Etat d’exception. Mais son affirmation est aussi le reflet d’un recul .
La philosophie et les méthodes de la désobéissance civile occupent de nouveau le devant de la scène française. Pour une part, ils continuent la vieille tradition populaire de la résistance à l’oppression.
Pour une autre part, ils sont le reflet inversé du reflux des grands projets révolutionnaires. Ce numéro de Regards illustre l’importance des mouvements de désobéissance civique. Leur irruption est salutaire. Nous sommes entrés en effet dans une phase de dysfonctionnements massifs. D’un côté, on observe le recul de la sphère publique et des principaux instruments de redistribution qui avaient marqué l’expansion du Welfare State (l’Etat providence) d’après1945 : le résultat est le grand retour des inégalités et le triomphe du « précariat ». L’idée que le parti pris égalitaire est à la fois juste et efficace a reculé ; plus question de viser l’égalité réelle des conditions, tout au plus admet-on l’idée qu’il faut compléter l’égalité juridique par « l’égalité des chances »...
La « guerre des civilisations »
D’un autre côté, le constat grandit que ce nouveau déchirement des sociétés stimule le grand retour de la violence des Etats, des castes et des communautés. Les puissants s’enferment dans la tour d’ivoire de leurs ghettos hyper- protégés, au cœur des agglomérations ou à leur extrême périphérie. La richesse étant de plus en plus inaccessible, il ne reste plus aux pauvres que le conflit... avec les plus pauvres. Mais si l’horizon de l’égalité sociale s’estompe et si l’inévitabilité des poches de misère s’étend, la pacification sociale ne peut plus résulter, ni du partage à la marge de la richesse commune, ni de l’acceptation généralisée du nouveau désordre du monde. Dans le couple classique de l’intériorisation des normes d’ordre par les dominés et de la coercition légale exercée par les puissants, c’est le second terme qui revient violemment en avant. Le monde est dans l’ère de la « guerre des civilisations » (le nom moderne de la guerre des riches contre les pauvres) ; pour y faire face, il n’y a pas d’autre solution que l’appât du gain (« Pauvres de tous les pays, enrichissez- vous. ») et les vertus de l’ordre. Si la menace de violence généralisée devient extrême, pas d’autre solution réaliste que celle de « l’Etat d’exception ».
Or, dans l’Etat d’exception, la violence de la loi et son injustice première sont de moins en moins masquées. L’iniquité de la loi n’est plus un motif pour sa disqualification : la police peut désormais débusquer les clandestins jusque dans les écoles, les familles les plus pauvres paient pour l’absentéisme scolaire de leurs enfants, l’infraction peut être sanctionnée par la perte de la nationalité. En temps de guerre, le respect de la personne passe après l’impératif du maintien de l’ordre et, comme aux temps les plus noirs de l’histoire française, la délation est promue au rang de vertu civique.
La combativité sociale
Quand grandit à ce point l’écart de la légalité et de la légitimité, c’est la désobéissance civique qui devient une vertu. Quand la guerre devient un paradigme général de la vie sociale (contre l’islam ou contre les « sauvageons »), la non-violence du refus est une valeur. Quand s’installe la brutalité des rapports entre les Etats dominants et les « extrémismes », le parti pris pacifiste est la plus haute manifestation de la combativité sociale.
Pourtant, toute qualité a son revers. Face à l’inhumanité du désordre actuel, la désobéissance civique est un acte de salubrité publique. Mais, pour une part, son affirmation est le reflet d’un recul. Pendant deux siècles, dans les citadelles du capital, la contestation a pris la figure dominante du mouvement ouvrier, combinant la rudesse du combat prolétarien et le réalisme des rapports de forces prudents, le sens de la lutte immédiate et le rêve mobilisateur de la « Sociale » qui donne sens au combat de chaque jour. Contester l’Etat « bourgeois », tout en s’appuyant sur ses mécanismes pour améliorer l’ordre des choses : le mouvement s’est construit sur l’équilibre de ces buts, fragile et variable selon les pays et les périodes.
Or le XXéme siècle s’est clos sur la crise simultanée du projet révolutionnaire de type soviétique, du projet social- démocrate classique et des habitudes forgées au temps du Welfare State . Quant à la violence régulée qui découle de la conception ancienne de la révolution, elle a laissé un goût amer par les dérives que son exercice a légitimées, dans de nombreux cas.
Positif et négatif s’entremêlent. Si la fin ne peut plus justifier les moyens et si la complexité des sociétés et du monde rendent de plus en plus incertaine l’hypothèse des ruptures globales, pourquoi ne pas chercher avant tout à accumuler la myriade des ruisseaux de la désobéissance qui finiront par saper le socle de l’ordre injuste ? Si la conjonction de la révolte et de la révolution n’a plus de sens, pourquoi ne pas conjuguer l’esprit de révolte (le devoir de désobéissance) et la recherche de résultats immédiats, par la multiplication des rapports des forces partiels ? Plutôt que la révolution, un radicalisme autolimité...
L’histoire ne revient pas en arrière, mais les questions qu’elle pose, d’une époque à l’autre, peuvent se ressembler. « La » rupture globale est un mythe, éventuellement dangereux ; mais l’absence de rupture englue l’esprit de résistance dans une logique globale persistante et inscrit la désobéissance civique dans un cadre qui... l’autolimite et donc, à terme, peut l’émousser.
Comment donner du sens à la désobéissance civique en lui donnant l’appui d’une pensée alternative du social ? Comment insérer l’esprit de refus dans la construction d’un univers mental partagé ? N’est-ce pas concevoir autrement la révolution, plutôt que d’en conjurer l’ambition ? L’hypothèse mérite d’être explorée.