Jeu de masques à Répliques
L’émission Répliques d’Alain Finkelkraut sur France Culture a été le théâtre, le 6 mars, d’une confrontation extravagante mais fort édifiante entre J. Julliard, ancien de la CFDT et chroniqueur au Nouvel Obs et Alain Minc, homme d’affaire, ami et conseiller de N. Sarkosy. Le débat avait pour objet une interpellation du premier concernant le monde d’après la crise : « Il faut passer à autre chose » ; il faisait constat de « l’impuissance des politiques face au capitalisme financier ». Ce propos ne sera pas de faire synthèse de ce débat mais d’en prélever quelques citations extraordinaires. Celles-ci pourraient laisser croire qu’un profond trouble se serait emparé de ces deux comparses et de quelques autres… J. Julliard a, en effet, introduit la problématique en exploitant deux citations de N. Sarkosy à Davos: « On a engendré un monde ou tout ou presque tout a été donné au capital et presque rien au travail » et « En mettant la liberté du commerce au-dessus de tout , on a affaibli la démocratie parce que le citoyen demande à la démocratie qu’elle le protège ». Le philosophe n’a pas demandé qui été ce « on ». Sur cette lancée on a entendu Alain Minc renchérir : « Obama a capitulé devant la Bourse » et son ministre des finances Getner s’est vu qualifier de « caniche de Wall Street ». Et l’ami du prince d’affirmer qu’il n’avait jamais abandonné « l’analyse de classe en terme marxiste ». Sur cette pente abrupte Julliard affirmait que le capitalisme financier n’acceptait plus le compromis social qui prévalait au temps des Trente glorieuses ( « pas pour tout le monde » nldr) et qu’il ne voyait d’autre issue pour sortir de la crise qu’une vaste mobilisation populaire…des citoyens.
Mais, mais, mais la vraie question était la question du rapport efficacité / inégalité du capitalisme quand « il tourne à plein régime ». Et ce « libéral de gauche » de Minc d’ajouter évidemment que « quand on veut faire plus d’égalité on met le pied sur la pédale de l’efficacité » . Se présentant comme « aussi libéral que vous » son contradicteur déclarait percevoir « le glissement du capitalisme vers l’immoralité » en précisant avec lucidité qu’il n’avait jamais été amoral puisque que de la morale il n’en avait rien affaire. Restait donc à s’entendre sur « le niveau d’inégalité qui serait acceptable ». Alain Minc était fort sensible à cette question ; une chronique dans le Figaro lui avait valu quelques débat avec « ses amis de la classe dirigeante ». Il avait écrit que ceux-ci étaient fous « de ne pas faire la part du feu », de ne pas faire « les gestes symboliques qui participent du consensus social ». il visait notamment le MEDEF !!
Mais sur quel levier appuyer « pour passer à autre chose » et quelle pression exercer, mais sur qui ? Il ne fallait surtout pas se tromper d’adversaire et s’entendre sur le terme d’actionnaire. Ce qui serait en cause « c’est l’oligarchie financière qui gère les intérêts des retraités, des petits épargnants du monde entier » disait le sémillant homme d’affaires. Ce sont donc, ajoutait le compère de la bonne gauche, de petites gens qui sont concernés et non seulement de grands capitalistes. Et les deux de convenir consensuellement que le drame, aujourd’hui c’est que le capitalisme est plus puissant et les syndicats dramatiquement affaiblis … « bien qu’ils aient fait l’objet d’une plus grande reconnaissance de la part de Sarkosy que de la part de Jospin » assurait l’ami du prince. L’ancien syndicaliste ne manquait pas d’observer alors que « la lutte des classes était très difficile pour les travailleurs…qu’il n’y avait plus de rapport de force ». Le capitalisme avait d’ailleurs bien fonctionné grâce à des syndicats forts et grâce au Plan. Mais voilà qu’après l’ère des managers, était venue l’ère des actionnaires. Les digues étaient rompues (cf Cynthia), l’ultralibéralisme gouvernait la société.
Ah mais non ! disait le Minc, pas du tout ! quand plus de la moitié du Produit intérieur brut était redistribué. Et là, il fallait revenir à la problématique compatibilité entre objectif d’efficacité et justice sociale, « que ce soit pour un gouvernement de gauche et de droite, d’ailleurs ». Mais il faudra bien trouver des formes de régulation, évidemment, rétorquait l’ancien syndicaliste (aussi libéral que l’autre) affirmant que le credo selon lequel avec moins d’Etat ça irait mieux était « une fiction libérale ». Et de rappeler que la semaine passée les grands gestionnaires de fonds avaient abandonné leur stratégie de dévaluation de l’euro face aux réactions des Etats (Allemagne et France, notamment) pour reporter leurs attaques sur la livre. Et le chroniqueur du Nouvel Obs (qui n’avait pas hésité « à faire un peu de marxisme en parlant des classes dirigeantes ») de lui emboîter le pas en assurant gravement que « l’ennemi était une certaine forme de capitalisme incompatible avec la démocratie ». Quand à Minc et pour en terminer, il jouait les Cassandre en prévoyant que « la gauche perdrait si elle polarisait son action et ses critiques contre Sarkosy…qui la battrait à ce jeu là ».
Ce magistral faux débat en forme de jeu de masques est à podcaster sur France Culture de toute urgence, assurément.
Yann Le Pennec