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On se souvient du sénateur Philippe Bas, rigoureux et incisif, pour conduire les auditions de la commission sur l’affaire Benalla et pointer les failles de la présidence de la République. On s’interroge : l’élu Les Républicains (LR) a-t-il la même poigne quand il s’agit de regarder les dysfonctionnements d’une collectivité qu’il a dirigée ?
Le département de la Manche, que Philippe Bas a présidé de 2016 à 2017 avant de laisser sa place, fin du cumul des mandats oblige, à Marc Lefèvre, est en effet traversé par une affaire de favoritisme présumé qui se serait étalée sur plusieurs années.
Partie d’un signalement du référent déontologue de la fonction publique de la Manche l’été dernier, une enquête judiciaire diligentée par le parquet de Coutances épluche les prestations de communication offertes, depuis 2013, par le département à plusieurs organisateurs d’événements culturels et sportifs.
Des fonctionnaires avaient dénoncé au déontologue la mise à disposition, de 2013 à 2020, de moyens publics au profit d’acteurs privés, de manière discrétionnaire et sans le vote des élus du département. Deux vice-présidents de la collectivité, l’un chargé des finances, l’autre de l’administration et de la commande publique, s’étaient aussi étonnés de ces dépenses engagées sans cadre légal, selon eux.

Le déclenchement de l’affaire en août 2020 a provoqué des remous, plusieurs cadres administratifs ou membres du cabinet de la présidence ayant depuis été poussés vers la sortie à la suite d’un audit interne lancé, concomitamment à l’ouverture de l’enquête judiciaire, par le président Marc Lefèvre.
Questionné par Mediapart, ce dernier n’a pas souhaité répondre à nos questions, qui portaient notamment sur les alertes internes qui ont été ignorées avant que la justice ne se saisisse du dossier. Dans Ouest-France, qui a suivi l’affaire après les révélations du Poulpe, M. Lefèvre a déclaré qu’il ressortait de l’audit interne que sa collectivité faisait « parfois » face à « une difficulté d’appréciation entre le marché public et la subvention, même si, pour ce qui nous concerne, tout a été payé en bonne et due forme ». « Peut-être des services ont-ils continué dans leurs habitudes sans prendre en compte l’évolution de la réglementation », euphémisait-il aussi, en ajoutant tout de même qu’il « faudra s’adapter même si la question du soutien apporté à certains événements se posera peut-être ».
Le président Marc Lefèvre est également dans l’attente d’être jugé dans une autre affaire de favoritisme – qu’il conteste – dans le marché « Manche numérique » lié au déploiement de l’Internet haut débit dans le département.
Son prédécesseur Philippe Bas, aujourd’hui premier questeur du Sénat, indique pour sa part qu’il n’a jamais été informé du moindre problème au sujet du financement des événements. « Il tient à vous faire savoir de la manière la plus formelle qu’il n’a jamais reçu d’alertes internes ni été saisi d’éventuelles difficultés quant aux modalités de mise en œuvre des actions que vous évoquez, lorsqu’il était président du Conseil départemental », nous a répondu son équipe.
Les soupçons des enquêteurs de la police judiciaire de Caen portent notamment sur la prise en charge par le département de prestations pour l’organisation des Roses de la Manche (ex-Demoiselles de la Manche), une course caritative contre le cancer du sein organisée par une société privée, ou encore du festival de musique Via Aeterna, créé par le groupe de presse Bayard avec le soutien de Philippe Bas en 2017. « Nous en sommes au stade des vérifications », commente prudemment le procureur de la République de Coutances, Cyril Lacombe. La chambre régionale des comptes a également été saisie.
Deux ans après le lancement de Via Aeterna, le groupe Bayard avait d’ailleurs lui-même tiqué sur les aides apportées par le département, en dehors de toute délibération. Si une convention annuelle, dûment votée par les élus, fixait une subvention de 150 000 euros au festival, le département communication de la collectivité a aussi engagé, en 2017 comme en 2018, 90 000 euros dans l’achat d’encarts publicitaires dans des titres du groupe Bayard, organisateur de l’événement.
Ce montage a mis dans l’embarras le groupe de presse. Le 14 juin 2019, dans un mail consulté par Mediapart, l’ancienne trésorière de l’association créée par Bayard pour porter l’organisation du festival alertait la directrice de la communication du département sur les risques posés par l’achat, pour 75 000 euros cette année-là, d’encarts dans les titres du groupe.
Le message est alors sans ambiguïté : il « sera très difficile, voire impossible de justifier une nouvelle fois une facture entre l’association Via Aeterna et Bayard Presse pour récupérer ces 75 000 euros dans les comptes de l’association », explique-t-elle dans son mail. La trésorière confirme dans la suite de son message que l’association procédait ainsi les années précédentes : « Notre CAC [commissaire aux comptes – ndlr], qui s’occupe également des comptes de Bayard Presse, a bien voulu nous accorder cela en 2018 mais cette opération ne passera plus dans le futur, c’est certain. »
Face à l’impossibilité de procéder de la même manière pour l’édition 2019, le département a finalement décidé, en guise de compensation, de faire voter une subvention complémentaire équivalente (70 000 euros) en octobre 2019. « Nous avons considéré que, pour la bonne forme, le mieux était que l’argent soit versé dans la même enveloppe [par le biais de subventions – ndlr] », confirme Éric de Kermel, directeur délégué de Bayard, tout en insistant sur le fait que les encarts payés en 2017 et 2018 par le département étaient bien réels, et pas un moyen détourné de verser de l’argent au groupe de presse.
Pour les Roses de la Manche, événement organisé par une société privée, le département a dépensé entre 2013 et 2019 de 22 000 euros à 39 000 euros, selon les documents consultés. « La lettre de mission que je recevais du président du conseil départemental mentionnait l’ensemble des prestations (soumises à TVA) que nous devions effectuer », explique Tony Mogis, organisateur de l’événement. D’autres prestations (l’impression de documents ou la réalisation de visuels) étaient directement réalisées par le département, sans facturation à l’organisateur et sans délibération des élus.
Comment cela était-il validé au sein de la collectivité ? Marc Lefèvre n’a pas répondu à cette question non plus. Les enquêteurs s’intéressent pour leur part à la relation entre M. Mogis et l’ancien directeur de cabinet du président du département. Des échanges sur les réseaux sociaux montrent une grande proximité entre les deux hommes, qui se tutoient et échangent ensemble sur des sujets sans lien avec leur travail.
« Ce sont des relations professionnelles. Il se trouve qu’il a œuvré 20 ans au Mans [d’où M. Mogis est originaire – ndlr]. Nous étions amenés à nous côtoyer professionnellement chaque année. Nous ne partons pas en vacances ensemble, ni ne partageons de moment en dehors du travail », rétorque M. Mogis.
Le président Lefèvre est allé dans le même sens dans Ouest-France : « Quand les Demoiselles de la Manche ont été créées il y a six ans, on n’a pas trouvé d’association ou de prestataire localement. Le directeur de cabinet a pu proposer un partenaire qu’il connaissait. Mais rien ne prouve qu’il y a eu un arrangement ou un copinage. »
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