C’est bien connu, c’est avec de l’argent qu’on fait de l’argent… Le documentaire « Le prix à payer » qui vient de sortir dans les cinémas québécois – et qui est sorti en France le 4 février dernier en recueillant des commentaires élogieux - confirme l’adage et il laisse un goût très amer dans la bouche du téléspectateur. Parce que pendant une heure et demie, le film détaille l’impact de l’évasion fiscale sur la vie du citoyen ordinaire, celui qui paie ses taxes et ses impôts, celui qui plus souvent qu’autrement galère pour finir le mois, pendant qu’une infime minorité, riche comme crésus, ne paye pas sa juste part d’impôts et de taxes en allant planquer son argent dans des paradis fiscaux ou en installant des antennes dans des paradis fiscaux comme le font sans vergogne depuis des années les grands du numérique Apple, Amazon ou Google pour ne citer qu’eux.
Le documentaire est réalisé par Harold Crooks, inspiré par le livre de la fiscaliste québécoise Brigitte Alepin « La crise fiscale qui vient ». Elle est d’ailleurs co-scénariste du documentaire, une expérience qu’elle m’a décrite comme passionnante et extrêmement enrichissante quand je l’ai rencontrée.
La construction des paradis fiscaux
La première partie du documentaire s’attache tout d’abord à expliquer comment ces paradis fiscaux ont été mis en place, sous l’initiative de Britanniques notamment, dans la foulée de la décolonisation, soit dans les années 60. Et on revient aussi sur le statut particulier de la CITY de Londres, ce quartier de la capitale londonienne qui est le paradis fiscal numéro 1 sur la planète. Le documentaire précise d’ailleurs que près de la moitié du système mondial de paradis fiscaux est britannique. Ce retour dans l’histoire est passionnant et il nous apprend des détails fascinants sur cet univers opaque peuplé d’avocats et de fiscalistes chevronnés et aptes à déjouer toutes les réglementations des États afin que leurs clients puissent mettre leur argent à l’abri du fisc.
Les chiffres donnent le tournis : on évalue que quelque 32 mille milliards de dollars sont placés dans des paradis fiscaux et qu’entre 10 à 15% du patrimoine financier mondial est mis à l’abri du fisc. Après la City, LA plaque-tournante en la matière, les îles Caïman sont le quatrième centre financier dans le monde : 1 600 milliards de dollars sont placés dans les banques de ces îles des Caraïbes.
La destruction de l’État-Providence
Le documentaire explique par la suite que la mise en place et la consolidation de ces paradis fiscaux ont conduit, ni plus ni moins, au démantèlement pièce par pièce de l’État-providence. « Notre histoire, racontée par un ensemble exceptionnel d’anciens insiders de la finance et de la technologie qui ont repris leur droit de parole, montre comment la finance offshore alliée aux empires de l’économie numérique menace les acquis majeurs du 20ème siècle : la classe moyenne et le filet de sécurité sociale » explique Harold Crooks. « Ces régimes d'imposition archaïques, poursuit Brigitte Alepin, creusent un trou dans les finances publiques parce qu'ils sont incapables d'aller imposer adéquatement une catégorie grandissante de contribuables et ce faisant, met en péril le filet social qu'on espère pour notre génération et nos générations futures et ultimement est une menace à la démocratie. »
Dès le début des années 80, on assiste à un changement drastique de discours des grands de ce monde pour louanger le néo-libéralisme et s’inquiéter des coûts de l’État-providence. Margaret Tchatcher en Grande-Bretagne, Ronald Reagan aux Eu, etc. Les politiques mises en place alors dans ces pays ont détruit plusieurs des avantages que l’État-Providence avait offert aux familles de la classe moyenne, l’aide au logement, l’éducation, les régimes de retraite.
Le célèbre économiste français Thomas Piketty explique dans le documentaire que l’inégalité entre les revenus, qui avait progressivement diminué entre 1910 et 1970, reprend à la hausse à compter des années 70. L’un des spécialistes interviewés déclare « C’est le sens même de l’État qui se dissipe dans cette logique des paradis fiscaux ». Brigitte Alepin s’inquiète de son côté que l’on soit en train de reproduire en ce moment la structure sociale qui existait sous les monarchies européennes des siècles passées, quand la grande noblesse échappait aux impôts qui étaient alors presque entièrement assumés par ce que l’on appelait le « tiers-État ». « Alarmant pour les générations à venir » dit-elle.
Des dangers de la concurrence fiscale entre les États
Les fiscalistes, économistes, sociologues, politologues interviewés dans le documentaire s’inquiètent du phénomène de concurrence fiscale « destructrice » qui prévaut actuellement entre les États. L’exemple de l’Irlande, qui offre aux multinationales qui viennent s’installer sur son territoire des taux d’imposition minimal, est ainsi cité. On y entend des citoyens se désoler des taxes et impôts qu’ils doivent débourser alors que ces grandes compagnies ne paient quasiment rien, c’est ce que l’on appelle le « double irish ».
On apprend ainsi dans le documentaire que 70% des profits d’Apple Inc. sont faits dans trois compagnies basées en Irlande. Amazon a de son côté choisi de s’implanter au Luxembourg pour l’ensemble de ses opérations en Europe, ce qui lui permet de faire des affaires en or dans tous les pays européens sans devoir payer un centime d’impôt dans ces pays. Les témoignages des dirigeants d’Amazon devant une commission d’enquête britannique sont absolument croustillants à ce sujet. Idem pour Apple devant des parlementaires américains. Il ressort de ces témoignages que ces pratiques ne sont certes pas illégales mais qu’elles sont profondément amorales. Surtout au regard des profits faramineux de ces géants du numérique.
De l’utilité de la taxe Robin des Bois
La dernière partie du documentaire s’attache à trouver des solutions après le constat par plusieurs spécialistes interviewés que ce système ne peut pas continuer à fonctionner tel qu’il est. Et l’une de ces solutions, c’est l’imposition d’une taxe sur les transactions financières qui se font partout dans le monde, ce que l’on a baptisé à juste titre « la taxe Robin des Bois ». Cette taxe, disent ses partisans, n’empêcheraient pas les riches de s’enrichir mais pourrait éviter que les pauvres et la classe moyenne ne s’appauvrissent davantage en perdant au fil des ans leurs avantages sociaux.
Sauf que cette taxe ne pourra s’imposer que si la majorité des pays le décident, tout comme la lutte contre l’évasion fiscale nécessite une collaboration entre tous les États afin d’être efficace. Tout comme il faudrait revoir les lois fiscales des États désuètes dans la nouvelle réalité de l’économie numérique. Mais tant pour la lutte contre les paradis fiscaux que pour l’imposition de la taxe Robin des Bois et la révision de la fiscalité, la volonté politique semble pour l’instant inexistante.
Brigitte Alepin est malgré tout optimiste. Elle m’a expliqué que quand elle a commencé à écrire sur ces questions, il y a 15 ans, il n’y avait pas vraiment de volonté d’agir, mais depuis, la prise de conscience de la nécessité de lutter contre l’évasion fiscale est amorcée et l’OCDE a même pris la direction de cette lutte. « Je suis très confiante, me confie-t-elle, qu'on va réussir à remettre l'équilibre dans nos régimes d'imposition mais entre aujourd'hui et le moment où on va y arriver, nos régimes d'imposition est en ébullition, notre pacte fiscal est probablement brisé, il faut espérer que cette période de transition ne sera ni trop douloureuse ni trop longue ».
« En fin de compte, conclut l’un des spécialistes interviewés, le système offshore est un projet des gens les plus riches et les plus puissants du monde, et ils vont toujours faire pression pour le défendre, le défi c’est d’amener les populations à résister, à comprendre ce qui se passe et à savoir comment contre-attaquer ».
Le mouvement « Occupy Wall Street » qui s’est répandu un peu partout dans le monde, les récentes manifestations en France, en Espagne, au Québec, en Grèce, en Italie et dans d’autres pays pour dénoncer les politiques d’austérité des gouvernements sont peut-être les signes de cette contre-attaque. Mais le peuple semble bien impuissant pour lutter contre le monstre de la finance internationale, tout comme les dirigeants semblent avoir les poings liés pour lutter contre ces inégalités indécentes.
Oui, le prix à payer est lourd, très lourd… et ce sont toujours les mêmes qui le paient.