Pierre Khalfa – mars 2014 porte-paroles d'ENSEMBLE
Trois organisations syndicales (la CFDT, la CFTC et la CGC) ont donc signé avec le Medef « un
relevé de conclusions » sur la mise en oeuvre du pacte de responsabilité qui vise à baisser le coût du
travail en supprimant les cotisations familiales versées par les employeurs. Selon un scénario
maintenant bien rôdé, la CFDT a d’abord monté le ton, jugeant la proposition initiale du Medef
inacceptable, pour finalement parapher un texte quasiment identique. En comparer les deux versions
est d’ailleurs éclairant. Si le texte final prévoit effectivement que « des objectifs quantitatifs et
qualitatifs en terme d’emplois » soient discutés dans les branches professionnelles, ces discussions
pourront être conclues par un « relevé de conclusions » n’impliquant aucune contrainte juridique.
Surtout, le Medef a obtenu l’essentiel, à savoir que les baisses de cotisations sociales seront acquises
quelle que soit la situation dans l’avenir. Enfin, cerise sur le gâteau, le texte prévoit que des
discussions seront ouvertes afin « de franchir une nouvelle étape dans l’amélioration du marché du
travail », formule indiquant, dans la novlangue patronale, l’exigence d’un nouvel accroissement de la
flexibilité et de la précarité du travail. Il est enfin prévu d’engager une concertation sur le financement
de la protection sociale. Après la suppression des cotisations familiales employeurs, quelle sera la
prochaine étape ?
Au-delà de cette parodie de négociation, il faut revenir sur la stratégie économique qui est mise en
oeuvre : le coût du travail trop élevé pénaliserait la compétitivité des entreprises et les dissuaderaient
d’embaucher. La baisse du coût du travail devient donc, dans ce cadre, le passage obligé de la
politique économique. C’est l’objectif de la suppression des cotisations familiales employeurs.
Remarquons d’abord que cette suppression se traduira par une baisse minime des coûts de production1,
de l’ordre de 1,2 %. En supposant même que cette baisse des coûts soit entièrement transférée sur les
prix, comment croire que cela pourra réellement améliorer la compétitivité des entreprises ? Qui peut
penser qu’une baisse de prix de cet ordre permettra aux entreprises de gagner des parts de marché ?
Mais surtout, la volonté de baisser le coût du travail repose sur une erreur de diagnostic. L’économie
française ne souffre pas d’un problème de compétitivité-prix, mais d’un problème de compétitivité
hors-prix2 : manque criant d’innovation, inadéquation à la demande, niveau de gamme insuffisant de
l’industrie, tissu industriel désarticulé dominé par de grands groupes pressurant leurs sous-traitants et
difficulté des PME à avoir accès au crédit bancaire. On ne voit pas comment une baisse du coût du
travail pourrait être la réponse adéquate à ces problèmes.
Il faut y ajouter la « préférence française » pour les dividendes. La baisse des cotisations sociales a eu
comme principale contrepartie l’augmentation de la part des dividendes nets versés dans la valeur
ajoutée3. Les seules entreprises du CAC 40 ont versé 43 milliards d’euros à leurs actionnaires en 2013,
en dividendes et en rachat d’actions, montant en hausse de 4 % par rapport à 2012 et les revenus
distribués par les sociétés non financières sont à leur niveau le plus haut depuis la seconde guerre
mondiale. Dans le même temps, l’investissement des entreprises a stagné. Ce coût du capital n’est
évidemment jamais pris en compte quand le patronat évoque la compétitivité des entreprises.
Cette baisse de cotisations sociales permettra-t-elle de créer des emplois supplémentaires ? Le bilan
des exonérations passées4 laisse sceptique. Il diffère suivant les hypothèses retenues, les méthodes
employées… et le parti-pris idéologique des auteurs. Voici ce qu’en disait la Cour des comptes en
2009 : « La Cour avait relevé que les nombreux dispositifs d’allègements des charges sociales étaient
insuffisamment évalués en dépit de la charge financière croissante qu’ils représentaient pour les
finances publiques (27,8 milliards d’euros en 2007, soit 1,5 % du PIB). S’agissant des allègements
généraux sur les bas salaires, leur efficacité sur l’emploi était trop incertaine pour ne pas amener à
reconsidérer leur ampleur, voire leur pérennité. » Si l’on prend comme hypothèse un chiffre de 300
000 emplois créés avec le dispositif Fillon de 2003, chiffre déjà très élevé, le coût annuel de chacun de
ces emplois pour les finances publiques s’élève à près de 75 000 euros5. Il s’agit d’un coût exorbitant,
alors même que les emplois créés sont des emplois à bas salaire et à faible qualification. Les
subventions au patronat atteignent là des sommets.
Mais surtout, comme le faisait remarquer à juste titre le président de la CGPME, pour créer des
emplois « encore faut-il que les carnets de commande se remplissent ». Car ce qui incite les
employeurs à embaucher, c’est d’avoir une demande assurée pour leurs produits. Et c’est là que la
baisse massive des dépenses publiques prévue pour financer ce pacte aura un effet délétère. Alors que
l’investissement des entreprises est au plus bas et que les revenus des ménages stagnent ou régressent,
ces mesures auront un effet récessif qui aggravera davantage la situation économique, rendant par
ailleurs encore plus difficile la réduction des déficits publics. Non seulement ce pacte ne créera pas
d’emplois, mais il risque d’en détruire.
Pire, tous les pays européens sont aujourd’hui en train de mettre en oeuvre des orientations similaires.
Il s’agit en théorie de favoriser les exportations. Mais cette logique est prise dans des contradictions
dont elle ne peut sortir. En effet, l’essentiel des relations commerciales des pays de l’Union
européenne a lieu à l’intérieur de l’Union. Les clients des uns sont les fournisseurs des autres et les
déficits des uns font les excédents commerciaux des autres. Vouloir, dans cette situation, que tous les
pays copient le modèle allemand et se transforment en exportateurs est impossible. La contraction de
la demande interne dans tous les pays, produite par la réduction des coûts salariaux et les coupes dans
les dépenses publiques, pèse sur le commerce extérieur de tous. Où exporter lorsque tous les pays
réduisent leur demande ? La baisse de la demande interne dans la zone euro est en train d’ouvrir la
porte à la déflation.
Les exportations hors zone euro permettront-elles de se substituer à une demande interne défaillante et
relancer ainsi l’activité économique et l’emploi ? On peut en douter. Outre que, au vu de ses
caractéristiques, l’industrie française est particulièrement sensible aux évolutions du taux de change de
l’euro, la demande dans les pays émergents tend à stagner et n’est de toute façon pas assez forte pour
entraîner par elle-même une croissance dynamique en Europe. Au-delà même de savoir si l’objectif de
toujours plus de croissance est souhaitable alors que nous connaissons une crise écologique majeure,
une telle stratégie s’avère totalement illusoire.
Économiquement absurde, ce pacte sera socialement destructeur. Avec les coupes massives dans les
dépenses publiques prévues pour le financer, le démantèlement des services publics et de la protection
sociale va se poursuivre. Le financement des collectivités locales, qui jouent un rôle prépondérant en
matière d’investissements publics et d’aides sociales, en sera impacté. Ces coupes aggraveront ainsi le
délitement des liens sociaux et la paupérisation en cours. La course à la compétitivité est une course
sans fin où il n’y a pas de gagnants et où les seules perdantes sont les populations.
1 Voir le calcul fait par Christian Chavagneux d’Alternatives économiques.
2 Voir Attac/Fondation Copernic, En finir avec la compétitivité, Éditions Syllepse.
3 Voir Michel Husson, Les cotisations sont une « charge », mais pas les dividendes ?, note hussonet n°72, 3
mars 2014Â.
4 Antoine Math, Le financement de la politique familiale : faut-il supprimer les cotisations sociales de la branche famille ?, Revue de droit sanitaire et social n°6, novembre-décembre 2013
5 Ibid.